Vider sa tasse, ou l'esprit du débutant
Vous connaissez la petite histoire du maître Zen qui reçoit le professeur d'université ?
Si oui, laissez-moi vous la raconter à nouveau au travers de la rencontre entre Joe Hyams et Bruce Lee. Joe nous raconte cet épisode dans son fameux livre "Zen in the martial arts" ("Le Zen dans les arts martiaux", livre en anglais).
Si non, vous allez découvrir une petite fable pleine de sagesse.
Ensuite, je vous dirai comment j'ai pu appliquer cette leçon dans ma vie quotidienne.
Joe Hyams rencontre Bruce Lee
Été 1964. Il faut chaud et humide dans le gymnase de Long Beach près de Los Angeles. Côté odeurs corporelles, c'est très moyen. La climatisation est en panne tandis que le Tournois International de Karaté est en train de se dérouler.
Entre deux matchs, on annonce que Bruce Lee va faire une démonstration de Jeet Kune Do, l'art martial qu'il a créé en s'inspirant d'autres arts martiaux. Il est déjà une célébrité dans le monde des sports de combat. Un grand silence règne. Regarder Lee pratiquer son art, c'est toujours un grand moment d'humilité.
Joe Hyams, passionné d'arts martiaux, veut étudier avec Lee. Il réussit à obtenir une entrevue. En revanche, Lee est très sélectif lorsqu'il s'agit de prendre de nouveaux élèves. La négociation s'annonce donc difficile. Les deux hommes se serrent la main, Lee affiche un grand sourire.
"Pourquoi voulez-vous étudier avec moi ?"
"Car j'ai entendu dire que vous étiez le meilleur."
"Avez-vous étudié d'autres arts martiaux ?"
"Oui, cela fait longtemps que je pratique, mais j'ai fait une pause il y a quelque temps et maintenant j'aimerais étudier avec vous."
Les deux hommes sortent sur le parking du gymnase et Lee demande à Hyams de démontrer quelques techniques.
"Comprenez-vous que vous allez devoir désapprendre tout ce que vous avez appris et recommencer de zéro ?"
(On imagine tout ce qui a dû passer par la tête de Hyams à ce moment-là !)
"Non."
Lee sourit, place une main sur l'épaule de Hyams et lui dit : "Laissez-moi vous raconter une histoire que mon sifu m'a conté." (sifu = maître)
Vider sa tasse : l'histoire du maître Zen
Un jour, un grand maître Zen reçoit un professeur d'université qui vient s'enquérir sur la pratique du Zen.
Dès le départ, le maître voit bien que le professeur n'est pas vraiment intéressé par le Zen. Il est beaucoup plus intéressé par impressionner le maître avec son propre savoir.
Le maître l'écoute patiemment, puis il lui offre le thé. Le maître remplit la tasse du professeur, puis il continue de verser jusqu'à ce que la tasse déborde.
Le professeur réagit : "La tasse est pleine ! Arrêtez de verser !"
Le maître répond alors : "Comme cette tasse, vous êtes remplis de vos propres opinions et spéculations. Je ne pourrai vous montrer le Zen que si votre tasse est vide."
Figé sur nos positions
Êtes-vous considéré comme expert dans votre domaine ? Et sans parler d'expertise, y a-t-il un sujet que vous connaissez bien ? Et sans parler de connaissance, avez-vous une opinion sur pas mal de choses ?
La réponse : évidemment ! Nous avons tous nos croyances et opinions. Et ces croyances et opinions sont biaisées par notre propre expérience. Nous abordons les épisodes de notre vie depuis ce que j'appellerais les "tranchées des opinions". Je fais ici référence aux tranchées de la Première Guerre Mondiale, dans le sens où nous campons sur nos positions.
Et pendant que nous sommes figés sur nos positions, les leçons de la vie nous passent devant. L'information n'arrive pas à aller au-delà de ces tranchées car nous la fusillons sur place.
Combien de fois vous êtes-vous retrouvé dans une soirée, par exemple, et un sujet qui vous tient à cœur est abordé. Plutôt que de donner toute votre attention à la personne en face de vous, avez-vous remarqué que vous êtes en train de ruminer à la réplique que vous allez donner lorsque vous aurez la parole ?
Cette personne a probablement une expérience très intéressante à partager. Mais vous, vous êtes en train de voir comment vous allez pouvoir vous positionner par rapport à lui. Et je ne juge pas ici, car j'ai moi-même vécu cette situation des centaines de fois.
Lorsque je travaillais en entreprise, il y avait de nombreuses réunions dans lesquelles il fallait se positionner par rapport aux collègues. Eh oui, les "grands chefs" étaient là, chacun devait donc montrer de quoi il était capable. Combien de fois j'ai ruminé et préparé mon contre-argument sans vraiment écouter ce que mes collègues étaient en train d'expliquer... Dommage, ils auraient pu m'apprendre pas mal de choses.
Dans ma vie, j'ai souvent eu cette réaction de l'expert qui doit se justifier. Je l'ai toujours fait d'une manière très amicale, je n'ai jamais écrasé personne, j'ai rarement été désagréable. Mais le résultat est le même. Comment peut-on apprendre en prenant la position de l'expert ?
C'est impossible, on ne peut pas. Il faut plutôt prendre la position du débutant et garder sa tasse vide.
L'esprit du débutant
Quelle que soit votre expertise ou votre expérience, lorsque vous rencontrez une personne qui a des choses à partager sur ce même sujet, considérez-vous comme un débutant. Dites-vous que vous ne savez absolument rien sur ce sujet. Rien de rien. Vous allez simplement écouter, comme l'élève écoute le maître, et il y aura toujours un petit joyau que vous pourrez emporter avec vous. Faites l'éponge.
Bon, ok, j'entends bien, parfois il y a des discussions dans lesquelles on s'ennuie royalement et la personne n'a absolument rien à apporter. A ce moment-là, on peut se donner le droit de rêvasser, de s'imaginer sur une plage en Thaïlande, ou peut-être en train de regarder le dernier épisode des Avengers.
Mais dans de nombreux cas, l'esprit débutant nous fait progresser dans notre expertise. Intéressant non ? L'esprit expert nous fait stagner dans notre tranchée humide et boueuse, et l'esprit débutant nous élève vers la lumière, le savoir, et donc l'expertise. Cela paraît contradictoire, mais c'est en fait génialissime !
● Esprit du débutant ➜ évolution vers l'expertise
● Esprit d'expert ➜ stagnation dans la tranchée du débutant
Aujourd'hui, mon expertise se concentre sur les plantes médicinales. Cela fait une bonne quinzaine d'années que je les étudie d'une manière assez intense. Et j'ai eu ma période "celui qui sait". Dans le sens où dans mes doutes et mon insécurité, il fallait que je justifie que je savais plus que l'autre. Certes toujours d'une manière gentillette.
N'est-ce pas, justement, le manque de savoir qui nous pousse à apparaître comme celui qui sait beaucoup de choses ? N'est-ce pas la connaissance qui nous donne la confiance d'écouter avec attention car nous n'avons plus rien à prouver à personne ?
Aujourd'hui, j'ai la chance de rencontrer de nombreuses personnes qui connaissent beaucoup de choses sur les plantes. J'essaie de vider ma tasse et de leur donner toute mon attention. Ce n'est pas tous les jours facile, mais lorsque j'y arrive, je repars toujours avec une anecdote, une information qui me fait progresser.
Si je n'avais pas adopté l'esprit débutant, si je n'avais pas vidé ma tasse, soit je n'aurais même pas entendu cette anecdote (trop préoccupé à me raconter des choses dans ma tête), soit je l'aurais balayé du revers de la main car elle ne correspond pas à mes valeurs.
Y a encore du boulot à faire, hein ? Oui je sais. Je n'ai pas peur de m'exposer dans toutes mes imperfections. Le tout, c'est d'en être conscient et de travailler dessus sans relâche.
Et l'histoire de Bruce, c'est quoi la fin ?
Je n'allais pas vous laisser sans finir la petite histoire 🙂
Après avoir raconté l'histoire du maître Zen, Lee demande à Hyams s'il a compris la leçon.
"Oui, vous voulez que je vide mon esprit de toute connaissance passée afin de m'ouvrir à un nouvel apprentissage."
"Exactement. Et maintenant, nous sommes prêts à commencer notre première leçon."
Hyams deviendra donc l'élève du grand Bruce Lee.
Lee ne donnait pas seulement des leçons, il les appliquait aussi. Lorsqu'il était jeune à Hong-Kong, il étudia le wing-chun, une variante du kung-fu, avec le célèbre maître Yip Man. Lorsqu'il arriva aux États-Unis dans son adolescence, il observa le karaté kempo d'Ed Parker, absorbant les techniques qui l'intéressaient. Il emprunta les coups de pied dévastateurs du tae-kwon-do. Il étudia de nombreux arts martiaux, ouvrant son esprit et prenant à chaque fois une technique qui l'interpellait.
Bruce Lee était considéré comme l'un des meilleurs praticiens d'arts martiaux de son époque. Et pourtant, il était toujours dans l'esprit du débutant. Il a pleinement démontré ce que "garder sa tasse vide" veut dire en pratique.
Vous vous imaginez tout ce que nous pourrions créer si nous adoptions la même attitude ?