Peut-on se mentir à soi-même ?

Vous avez déjà vécu cette situation. Vous avez en face de vous une personne que vous connaissez, qui vous semble tout à fait logique et rationnelle.

Et pourtant, elle vient juste de prendre une décision qui semble aller contre la logique. Du moins contre votre logique. Elle justifie cette décision avec un argument complètement branlant.

Comment peut-on se mentir à soi-même de cette manière ?

Prenons un exemple. Votre amie Ingrid est opprimée par son travail d'avocate. Sa supérieure hiérarchique la prend pour un paillasson et s'essuie régulièrement les pieds dessus. Abus verbal, longues soirées au bureau, menaces de se faire expulser de cette prestigieuse entreprise.

De plus, cette entreprise à des pratiques qui sont parfois très limites d'un point de vue éthique, pour ne pas dire douteuses.

Vous rappelez à Ingrid qu'elle est brillante, qu'elle se fera embaucher facilement dans une structure qui l’appréciera à sa juste valeur, que cette entreprise ne la mérite pas, qu'elle est en train de vendre son âme au diable, etc. Mais rien n'y fait.

"Tu ne peux pas comprendre. J'ai trop donné à cette entreprise pour la quitter maintenant. Et puis je suis peut-être proche d'une super promotion. Et les pratiques douteuses, tu sais, toutes les entreprises en ont."

Mentir à quelqu'un d'une manière volontaire afin de profiter d'une situation, c'est immoral, mais encore, ça se comprend.

Mais comment peut-on se mentir à soi-même sans s'en rendre compte ?

Peut-on se mentir à soi-même ?

 


La tension entre nous et nos décisions

Nous avons tous des valeurs, des traits qui définissent qui nous sommes. Par exemple, en ce qui me concerne, la protection de la nature est l'une de mes valeurs.

Parfois, dans la vie, nous serons amenés à prendre des décisions qui s'éloignent très légèrement de nos valeurs. Nous nous sommes laissés emporter, ou peut-être nous n'avons pas réfléchi sur le coup. Bref, décision prise qui ne correspond pas vraiment à qui nous sommes.

Cette tension entre qui nous sommes et nos actes s'appelle la dissonance cognitive. Et elle ne nous plait pas, du tout. Lorsqu'il y a dissonance cognitive, nous avons deux choix :

  1. Reconnaître que nous avons fait une erreur et la réparer
  2. Justifier notre choix en "tordant" légèrement nos valeurs et en inventant une histoire

Pensez-vous que c'est 1 ou 2 qui l'emporte dans la majorité des cas ? Les études et observations montrent que 2 l'emporte très largement. Reconnaître que l'on a tort, c'est compliqué, ça heurte l'ego. Se trouver une bonne excuse de derrière les fagots, ça c'est largement plus simple.

Donc peut-on se mentir à soi-même ? Oui, absolument. Dès qu'il y a dissonance cognitive, nous serons amenés à faire un choix, et le choix d'auto-justification sera la route la plus simple à prendre.

 


Fais ce que je dis, pas ce que je fais

Imaginez que vous êtes amateur de course à pied. Je m'intéresse beaucoup à la santé et vous me posez la question suivante : "ça fait des mois que je cours tous les jours et j'ai super mal aux genoux, tu penses que je devrais faire quoi ?"

Ma réponse sera très simple : "il faut que tu ralentisses, tu abîmes tes genoux, la course à pied pratiquée trop souvent est néfaste pour les articulations, etc."

Et pourtant, c'est exactement ce que je n'ai pas fait pendant des années. J'ai eu une période pendant laquelle j'étais accro à la course à pied. Au fil du temps, j'en suis arrivé à justifier une pratique de plus en plus régulière et intense ainsi que les douleurs qui vont avec.

Oh j'avais toute une panoplie d'excuses :

  • C'est excellent pour m'aider à gérer mes explosions de colère
  • Cela me force à faire une pause et à sortir pendant ma journée de travail
  • Je perds du poids et j'entretiens ma santé cardiovasculaire
  • Etc.

La liste était longue. Et franchement, des genoux qui font un peu mal, n'est-ce pas un petit prix à payer ? Ça, c'était le mensonge que je me racontais tous les jours en laçant mes chaussures de course.

Il a fallu que ce soit un ami chiropracteur qui me secoue les puces en me parlant de tous les cas d'articulations abîmées qu'il devait gérer chez le coureur compulsif.

 


Un cercle vicieux qui nous éloigne

Ayant vécu pas mal de temps aux États-Unis, je lis régulièrement les nouvelles américaines. A l'époque, certains de mes amis étaient démocrates, d'autres républicains. De temps en temps, il y avait une discussion politique un peu passionnée, mais ce petit groupe s'entendait très bien.

Depuis l'élection de Trump, il semble que le pays soit parfois au bord du conflit fratricide. Comment en est-on arrivé là ?

Par une série de dissonances cognitives suivies d'une série d'auto-justifications. Il y a quelques années, républicains et démocrates n'étaient pas si éloignés que cela. Mais à chaque auto-justification, on s'éloignait un peu plus. Aujourd'hui, il y a un gouffre.

Notez qu'une fois que l'on a voté pour un candidat, on va souvent le soutenir pendant une certaine période coûte que coûte. Jusqu'au moment où les choses ne sont plus soutenables. Mais pendant une longue période, on va se raconter tout un tas de mensonges afin de justifier nos choix.

On a voté Dupont et Dupont a été élu. Au plus Dupont prend des décisions qui ne correspondent pas à ce que l'on attendait de lui, au plus on va se mentir pour justifier Dupont. Car après tout, on est quelqu'un de bien, comment aurait-on pu voter pour Dupont si ce n'était pas aussi une personne bien ?

Le problème, c'est que ceux qui avaient voté pour Durand, certains étant nos amis, ont eux aussi peu à peu évolué pour d'abord critiquer Dupont, puis détester et même haïr Dupont. Comment vous, leur ami, avez-vous osé voter Dupont ! N'êtes-vous pas, vous aussi, une personne détestable ?

Toutes ces auto-justifications nous éloignent.

 


Peut-on se mentir à soi-même ?

En conclusion, on peut clairement se mentir à soi-même, et on le fait très souvent sans même s'en rendre compte, afin de justifier tout écart entre la perception de qui nous sommes et nos actions.

S'il y a la moindre tension, la moindre dissonance entre ces deux paramètres, il y a une opportunité de mensonge.

Il faut donc être vigilant. Car les études montrent que soit on reconnait que l'on a fait une erreur tout de suite et on s'extirpe de la situation. Soit on s'embourbe dans une longue série de petites décisions et justifications qui font qu'au final, vous avez des gens bien qui planifient le scandale du Watergate.

Déjà, être conscient de ce phénomène de dissonance cognitive est une première étape, une donnée qui nous permettra d'être plus éveillés sur le bon choix (reconnaître une erreur) et le mauvais choix (se mentir à soi-même).

Mais la pente est très très glissante. Et nous l'avons tous descendue, je vous le garantis.

Voir aussi : Dissonance cognitive : tension psychologique insupportable